mercredi 20 mai 2020

Protection sociale et redistribution informelle en Côte d’Ivoire : un cercle vicieux ?

L’état de la protection sociale en Côte d’Ivoire


Les Objectifs du Développement Durable et la convention n°202 de 2012 de l'Organisation Internationale du Travail sur les socles minimums de protection sociale avaient pour ambition un objectif commun louable et non exclusif 'la protection sociale pour tous'. La protection sociale comprend plusieurs branches notamment soins de santé, maladie, chômage, vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles, famille et enfance, maternité, handicap et invalidité, survivants. La majorité des pays à revenu faible et intermédiaire présentent des taux de couverture de populations assez faible suivant les branches choisies. Un moyen d’y remédier est la mise en place les filets sociaux de sécurité [1].
Alors que certains pays réussissent la mise en place de politiques de protection sociale couvrant un large éventail de risques sociaux et enrôlant une part de plus en plus croissante des bénéficiaires dans leurs populations (figure 1), la Côte d’Ivoire traîne le pas bien qu’elle dispose de nombreux atouts.
Entre 2012 et 2016, le pays a enregistré un taux annuel de croissance d’environ 7%. Cependant, le niveau de financement public de la protection sociale, mesuré par la part du produit intérieur brut consacrée aux dépenses en matière de protection sociale demeure quasi-inexistant. De 1,9% en 2011, cette part est estimée à 0,01% en 2016, classant le pays 23e sur 34 pays d'Afrique subsaharienne en termes d'indice composite de la protection sociale et du travail de la Banque Mondiale (World Bank, 2018).
Depuis 2016, la Côte d’Ivoire a mis en place des programmes de filets sociaux de sécurité qui prennent la forme de Transferts en Espèces et en Nature pour les populations les plus vulnérables. Comme le montre la figure 1, ce programme ne touche que 0,1% de la population dans un pays ou 1 personne sur 2 vit sous le seuil de pauvreté.

Figure 1 : Couverture des Filets de Sécurité Sociale en pourcentage de la population totale en Côte d’Ivoire et dans les autres pays à revenu faible et intermédiaire, 2016–2018.
Source : Banque mondiale, 2019.

Une question subséquente qui émerge est comment les ménages ivoiriens réagissent-ils face à la quasi-inexistence de redistribution publique ?

Les transferts monétaires informels

Une grande majorité de la population est impliqué dans divers arrangements de solidarité dont l’une des plus répandue est la redistribution de ressources ou transferts monétaires informels. Ces transferts monétaires informels permettent entre autre de lisser la consommation ou renforcer la résilience des ménages les plus vulnérables face à des chocs.
Ces soutiens financiers monétaires ont lieu à l’intérieur des réseaux sociaux, entre proches, parents et amis. La littérature en sciences sociales documente très bien les multiples avantages qu’offrent les réseaux sociaux aux individus dans le besoin. Pour Cox et Fafchamps (2007), ces réseaux relèvent parfois de la survie pour certains ménages.
En 2018, j’ai mené une enquête qualitative pour mieux cerner les contours du phénomène décrit précédemment. Il en ressort que les sollicitations de soutiens financiers auprès des membres du réseau social ou de la parenté concernent principalement les besoins primaires tels que la santé, l’éducation des enfants et la consommation. Ces postes de dépenses sont censés être soutenu par l’Etat. La redistribution informelle des ressources constitue le premier rempart pour les populations vulnérables. Cette dernière s’appuie sur des normes de partages bien ancrés dans la société ivoirienne.
A partir de données d’enquête sur le niveau de vie des ménages (ENV) représentatives au niveau national et collectées entre 1988 et 2015, Olié (2020) estime le pourcentage de ménage qui versent des transferts informels entre 67% et 85% (figure 2).

Figure 2 : Pourcentage des ménages versant des transferts informels entre 1988 et 2015.
Source : Olié (2020).

L’essoufflement des mécanismes de solidarité ?

La figure 2 présente cependant une réalité plus ou moins contrastée. Le pourcentage de ménage réalisant des transferts demeure très élevé mais en constante diminution depuis une vingtaine d’année. Cette dynamique met en lumière une réalité sur les transferts. L’essoufflement des mécanismes de solidarité notamment des transferts monétaires informels se fait sentir dans les sociétés où les transferts informels sont très répandus.
Cette dernière décennie a été marquée par la résurgence d’études empiriques qui se sont penchés sur le ‘Dark Side’ des arrangements de solidarité à l’intérieur des réseaux sociaux. L’idée selon laquelle les normes sociales et les sanctions qui prévalent dans ces réseaux sont sources de contraintes et de pression à la redistribution sur les individus qui réussissent relativement le mieux (Platteau, 2000).
Cette littérature identifie et caractérise principalement une certaine problématique sur le consentement à partager les ressources. Les individus déviants sont donc enclins à adopter des réactions évasives notamment en développant des stratégies sophistiqués et coûteuses pour éviter la redistribution.
Une illustration de ces stratégies est très bien mise en exergue par l’étude de Baland et al. (2011). En analysant le comportement d'emprunteurs d'une coopérative de crédit au Cameroun, les auteurs découvrent que certains individus ‘prétendent être pauvres’ pour éviter les obligations de solidarité financière. En effet, certains emprunteurs ne souffrent d'aucune contrainte de liquidité. Les prêts contractés sont des signaux envoyés aux membres du réseau social pour justifier qu'ils ne sont pas en mesure de leur apporter un soutien financier. Baland et al. (op. cit) montre que d’une part l’emprunt permet aux sollicités de ne pas répondre favorablement aux sollicitations mais génère néanmoins des coûts liés au paiement des intérêts sur ces prêts. Les stratégies d’évitement peuvent dès lors constituer un frein au développement économique.
D’autres récentes études explicitent les effets pervers sur le développement économique des transferts monétaires via la pression redistributive. On peut observer un délitement du capital social dans la mesure où certains individus réduisent les interactions sociales avec les membres de leurs réseaux (Di falco et al. 2018), une désincitation à l’investissement et à entrepreneuriat (Alby et al. 2020) et une baisse de la productivité (Hadness et al. 2013) toujours dans l’optique d’éviter la redistribution. 

Conclusion


Le délaissement des populations par l’Etat en matière d’assistance sociale exacerbe les tensions sur le budget des ménages, leur laissant peu de marge de manœuvre pour des investissements productifs et donc un impact sur le développement économique. Nul ne peut ignorer les bénéfices d’un système de protection sociale couvrant un nombre considérable de risques sociaux et de bénéficiaires. C’est d’ailleurs pourquoi la protection sociale s’est érigée en nouveau paradigme de l’aide internationale. De nombreuses études soutiennent un effet d’éviction significatif des transferts informels par la provision de sécurité sociale aux populations. L’élargissement du régime national d'assurance maladie à tous les districts, au Ghana, a permis d’une part une réduction significative des dépenses personnelles pour les services de santé des populations et, d’autre part, entraîné une éviction des transferts informels (Strupat et Klohn, 2018). Dès lors, on comprend que l’intervention de l’Etat ivoirien par la redistribution publique n’est pas une option mais une nécessité pour améliorer le bien-être de la société.

L. Olié
Références
  • Alby, P., Auriol, E., & Nguimkeu, P. (2020). Does social pressure hinder entrepreneurship in Africa? The forced mutual help hypothesis. Economica87(346), 299-327.
  • Baland, J. M., Guirkinger, C., & Mali, C. (2011). Pretending to be poor: Borrowing to escape forced solidarity in Cameroon. Economic development and cultural change60(1), 1-16.
  • Cox, D., & Fafchamps, M. (2007). Extended Family and Kinship Networks: Economic Insights and Evolutionary Directions, Handbook of Development Economics, vol. 4, chap. 58.
  • Di Falco, S., Feri, F., Pin, P., & Vollenweider, X. (2018). Ties that bind: Network redistributive pressure and economic decisions in village economies. Journal of development economics131, 123-131.
  • Grosh, M. E., Del Ninno, C., Tesliuc, E., & Ouerghi, A. (2008). For protection and promotion: The design and implementation of effective safety nets. The World Bank.
  • Hadnes, M., Vollan, B., & Kosfeld, M. (2013). The dark side of solidarity. Washington, DC: World Bank.
  • Olié, L. (2020). ‘Under Pressure’ : Assessing the Cost of Redistributive Pressure in Côte d’Ivoire. Mimeo.
  • Platteau, J.-P. (2000). Institutions, Social Norms, and Economic Development. Reading, UK: Harwood Academic.
  • Strupat, C., & Klohn, F. (2018). Crowding out of solidarity? Public health insurance versus informal transfer networks in Ghana. World Development104, 212-221.
  • World Bank. 2018. The State of Social Safety Nets 2018. Washington, DC: World Bank. © World Bank. https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/29115 License: CC BY 3.0 IGO.
  • World Bank. (2019). Côte d’Ivoire : Modernisation des Politiques de Protection Sociale et de Travail Pour la Croissance Inclusive. Washington, DC: World Bank. Disponible en ligne sur http://documents.banquemondiale.org/curated/fr/695861579889944402/pdf/Cote-dIvoire-Modernizing-Social-Protection-and-Labor-Policies-for-Inclusive-Growth.pdf.





[1] Les filets sociaux sont utilisés pour désigner les programmes de transfert non contributifs (assistance stable sous forme de nourriture, de biens, d'argent etc.) ciblant d'une manière ou d'une autre les personnes pauvres ou vulnérables (Grosh et al., 2008).

vendredi 4 octobre 2019

Marginalisation commerciale de l'Afrique

L’Afrique est-elle en marge de la mondialisation ? Si l’on regarde la part du commerce Africain dans le commerce mondiale, la réponse est clairement affirmative puisque le commerce Africain représente à peine 2.7% du commerce mondial.  Certes le processus de désintégration observé entre les années 1970 et 2000, où la part de ces échanges avait chuté de 4% à 1.5% a été stoppé, mais le poids de l’Afrique dans le commerce mondial reste faible.



Cette faiblesse, s’explique avant tout par la faiblesse des revenus et par la structure des pays très spécialisés sur des produits agricoles dont la valeur pèse peu dans les exportations mondiales. Enfin les coûts commerciaux, qui comprennent les tarifs mais aussi toutes les barrières non tarifaires (coûts administratifs, passage de frontière, infrastructure de transport), sont relativement plus élevés en Afrique (et pour les biens agricoles) que dans le reste du monde. Étudions ces déterminants gravitaires (poids économiques des pays et distance au marché) expliquant la marginalisation de l’Afrique du commerce international.

Le difficile accès au marché

Outre les infrastructures de transport qui sont souvent en mauvais états, les formalités administratives pour exporter (ou encore le temps de passage à la frontière) représentent des entraves importantes pour les exportateurs Africains. En 2018, il fallait par exemple en moyenne 97 heures en Afrique (indicateur « time to export : border compliance » basé sur enquête de la Banque Mondiale), contre 22 heures en Europe et en Asie Centrale pour passer les formalités de la frontière. 

Si l’on observe désormais les tarifs, qui sont plus facilement mesurables, mais qui ne représentent qu’une part des coûts commerciaux (environ un quart du coût total) nous constatons qu’ils sont de l’ordre de 9% pour les exportateurs de biens agricoles (voir tableau ci-dessous basé sur une moyenne de 55 pays africains). Ce taux de protection est moins important que les coûts tarifaires rencontrés par exemple par les exportateurs européens (11%) principalement en raison des préférences commerciales accordées aux pays les moins avancés (Candau et Jean, 2009).


En analysant l’accès au marché Africain, il est frappant de constater que les importations de biens agricoles sont lourdement taxées, avec un équivalent ad-valorem de l’ordre de 18% (contre 13% en Asie et 7% en Europe).

Ce protectionnisme Africain s’explique à la fois par la nécessité de faire rentrer des recettes fiscales, et par le pouvoir de lobbying de certains producteurs associé à une volonté de protéger une agriculture qui occupe une grande part de la population.

La production

La production agricole représente en moyenne 65% des emplois selon les estimations de Diao et al. (2017), ce qui est sans aucun doute une borne basse qui ne concerne d’ailleurs que 11 pays Africains.
Les avantages comparatifs des pays Africains au sein de ces produits agricoles sont le cacao (21% du marché mondial), le café (6% des exports mondiale), le thé (1/5 du marché mondial), le sucre (5%), le coton (16%), les fruits (agrumes:16%, raisins: 4%), les fruits à coques (noix de cajou: 20%), divers légumes et poissons. En dehors de ces avantages comparatifs, une grande partie de l’agriculture est une agriculture de subsistance.

La productivité du secteur agricole est d’une façon générale extrêmement faible par rapport aux biens manufacturés. Il faut noter aussi que ce secteur industriel ne représente qu’une faible part de la production, entre 4 et 8% du PIB des pays Africains.



Cette faible industrialisation est problématique, elle signifie que l’on observe en Afrique une urbanisation sans industrialisation (Gollin et al., 2016), c'est-à-dire un déversement de la force de travail d’un secteur agricole peu productif à un secteur tertiaire urbain informel qui l’est tout autant. Il y a certes en Afrique des secteurs ultra-rentables tel que le secteur minier, mais qui sont fortement capitalistique et emploient donc peu de main d’œuvre.

Cette évolution diffère de la transformation structurelle observée en Europe au siècle derniers et en Asie actuellement où urbanisation, industrialisation et mondialisation sont allées de pair expliquant une partie non négligeable de la croissance au sein de ces continents (Candau et Dienesch, 2013). Les leçons économiques du passé, nous enseignent que la façon la plus efficace pour converger rapidement vers les pays riches est de se spécialiser dans le secteur industriel où les gains de productivité sont les plus forts et les plus faciles à obtenir (Rodrik, 2013). En effet, il n'est pas nécessaire d'un point de vue économique (sans doute nécessaire à d'autres égards) d'avoir un état providence finançant l’éducation, la santé et la solidarité pour développer les premiers chaînons d’un secteur industriel. La done est tout autre pour construire une économie tertiaire développée.

Conclusion

Si l’Afrique est d’une façon générale marginalisée du commerce mondial c’est parce que les revenus y sont faibles, que les spécialisations ne permettent pas de s’insérer de façon diversifiée dans le commerce international et enfin que l’accès aux marchés internationaux reste difficile en raison des différentes barrières tarifaires et non tarifaires qui font obstacles aux exportations Africaines. Dans un récent article nous avions tenté d’analyser si les accords régionaux Africains étaient en train de modifier cette marginalisation, avec l’idée en arrière plan qu’une intégration interne pouvait être un marche pied à une diversification des économies Africaines (Candau, Guepie and Schlick, 2019). Nous avons notamment regardé si la demande interne naissante avait stimulé les activités à rendements croissants souvent porteurs de croissance. Hélas nous n’avons pas trouvé de signe d’une telle dynamique, espérons cependant qu’elle soit en cours mais pas encore visible dans les données.

F. Candau

PS: Si vous souhaitez imprimer ce post, vous trouverez une présentation soignée en version pdf sur HAL qui a eu la bonne idée de créer une section "article de blog".

Références


  • Bouët A, L Cosnard, C. S. Fall, 2019. African in Global Agricultural Trade in  Africa Agriculture Trade Monitor.
  • Candau, F., Guepie, G., Schlick, J., 2019. Moving to autarky, trade creation and home market effect: an exhaustive analysis of regional trade agreements in Africa, Applied Economics, 51:30, 3293-3309.
  • Candau F, E Dienesch, 2013. Does Globalization explain Urbanization in the World and in Asia? hal-01847940
  • Candau F., S. Jean, 2009. What are EU Trade Preferences Worth for Sub-Saharan Africa and other Developing Countries? Published in Trade Preference Erosion: Measurement and Policy Response edited by B Hoekman, W Martin and C Primo Braga, World Bank and Palgrave-Macmillian series.
  • Diao, X., K., Harttgen, M., McMillan, 2017. The Changing Structure of Africa's Economies, The World Bank Economic Review.
  • Rodrik, D., 2013. Unconditional Convergence in Manufacturing. Quarterly Journal of Economics.128 (1) :165-204.


Racines d'Afrique

L’objectif de ce blog est de discuter d’études académiques sur l’Afrique avec l’espoir que ces débats permettent de mieux comprendre l’histoire et l’économie de ce continent. Certains posts seront sur « l’Afrique » pour mieux cerner les similitudes des nations Africaines et les spécificités de ce continent. D’autres posts seront plus axés sur certaines nations, voire sur certains territoires à l’intérieurs des Etats, mais en préservant l’idée qu’au-delà de la trajectoire particulière analysée, une leçon historique ou économique plus générale peut-être tirée. C’est à ce titre que ce blog s’intitule "Racines d'Afrique", pour nous rappeler de ne pas sombrer dans une analyse souvent passionnante mais trop particulière qui consisterait à se focaliser sur un seul territoire (une racine) sans prise de recul. Au plaisir d'échanger avec vous (commentaires ouverts et discussions sur twitter possible)!

Les contributeurs sont:
Louis Anderson Olié (économiste GRETHA-U.Bordeaux)
Geoffroy Guepie (Nations Unies, Economic Commission for Africa)
Idrissa Mané (Docteur en Ethnologie/Anthropologie, UPPA ITEM, Université Cheikh A. Diop de Dakar)
Assi Jocelyn Okara (économiste CERDI-U.Auvergne, doctorant)
Fabien Candau (économiste UPPA-CATT)





Protection sociale et redistribution informelle en Côte d’Ivoire : un cercle vicieux ?

L’état de la protection sociale en Côte d’Ivoire Les Objectifs du Développement Durable et la convention n°202 de 2012 de l'Organisati...